La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a récemment rendu deux ordonnances en indication de mesures provisoires dans les affaires Sébastien Germain Marie Aïkoue AJAVON c. République du Bénin le 17 avril 2020 et Guillaume Kigbafori Soro & Autres c. République De Côte d’Ivoire le 22 avril 2020.
Une analyse de Boblewendé Gildas OUEDRAOGO, Doctorant en droit public à l’Université de Poitiers (France)
Analyse de la force obligatoire des ordonnances en indication de mesures provisoires de la CADHP à l’aune des affaires Sébastien Germain Marie Aïkoue AJAVON c. République du Bénin et Guillaume Kigbafori Soro & Autres c. République De Côte d’Ivoire.
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a récemment rendu deux ordonnances en indication de mesures provisoires dans les affaires Sébastien Germain Marie Aïkoue AJAVON c. République du Bénin le 17 avril 2020 et Guillaume Kigbafori Soro & Autres c. République De Côte d’Ivoire le 22 avril 2020. Dans la première affaire, la Cour était appelée à statuer sur une requête aux fins de mesures provisoires déposée par l’opposant politique béninois réfugié à Paris, Sébastien AJAVON qui alléguait contre l’État du Bénin l’irrégularité des élections municipales et communales du 17 mai à venir auxquelles il est exclu. Il faisait valoir une situation d’extrême gravité dans laquelle il risquait de subir une violation irréparable de ses droits politiques et civils, notamment son droit de participer à la direction des affaires publiques de son pays et son droit à la vie. Le 17 avril, le CADHP a fait droit à sa demande en ordonnant à l’État béninois de « surseoir à la tenue de l’élection des conseillers municipaux et communaux et à l’organisation des élections municipales prévue pour le 17 mai 2020 jusqu’à ce que la Cour rende une décision au fond ». La seconde affaire mettant aux prises l’opposant politique Guillaume SORO en exil politique en France et dix-neuf de ses proches avec l’État de Côte d’Ivoire. Guillaume SORO, ancien premier ministre, ex-président de l’assemblée nationale, et déclaré candidat aux élections présidentielles de fin 2020 de son pays, est menacé d’un mandat d’arrêt émis contre lui par la justice ivoirienne en décembre 2019 pour des faits de détournement de deniers publics, de blanchiment de capitaux, de financement de terrorisme et tentative d’atteinte à l’autorité et l’intégrité du territoire ivoirien. Quant aux dix-neuf autres, ils sont accusés des mêmes infractions (en partie ou en totalité) et sont en détention provisoire en Côte d’Ivoire. Invoquant des risques de violations graves et irréversibles de leurs droits politiques et civils au regard de l’imminence des élections présidentielles prévue pour octobre 2020, les requérants avaient alors demandé à la Cour d’ordonner à l’État de Côte d’Ivoire de lever provisoirement le mandat d’arrêt contre Guillaume SORO ainsi que les mandats de dépôt contre les dix-neuf autres. La demande est favorablement accueillie par la Cour qui a ordonné le 22 avril à la Côte d’Ivoire de « surseoir à l’exécution du mandat d’arrêt émis contre Guillaume Kigbafori Soro » ainsi qu’à l’exécution des mandats de dépôt décernés contre les dix-neuf autres requérants. Il faut noter que ces deux ordonnances sont provisoires et ne préjugent pas du fond des deux affaires. Il s’agit de simples mesures de sauvegarde de droits et libertés contre des violations graves, urgentes et irréversibles.
Qu’importe, ces ordonnances à forte connotation politique, ont suscité beaucoup de commentaires et de débats politico-juridiques. J’ai moi-même pris part à un débat Skype judicieusement organisé le vendredi 24 avril par un réseau ad hoc de doctorants d’universités françaises et suisses. Le problème de la portée juridique des ordonnances qui venaient d’être rendues s’est invité à la table des discussions que nous avions eues. C’est une problématique qui m’a parue d’une importance majeure du point de vue juridique parce que de la réponse qui y est apportée, dépend l’efficacité des ordonnances de la Cour, qui, au demeurant, ont été très mal accueillies par les autorités des deux pays en cause. Le Bénin a immédiatement dénoncé l’ordonnance de la Cour en alléguant « des dérapages » et des « égarements » de la Cour africaine qui « s’immisce dans des questions de souveraineté des États et des questions qui ne relèvent pas de sa compétence ». L’ordonnance du 17 avril a visiblement ajouté de l’eau au moulin du désaveu de la Cour par l’État béninois, le confortant dans sa décision officielle de retirer sa déclaration facultative d’acceptation de compétence de la CADHP, c’est-à-dire, le droit de saisine directe de la Cour par les individus et les ONG contre l’État béninois. Ce fut ensuite au tour de la Côte d’Ivoire de jeter son opprobre sur la Cour. Non content d’avoir jugé et condamné par défaut Guillaume SORO le 27 avril, bradant ainsi ouvertement les mesures provisoires de la Cour, l’État ivoirien a décidé le lendemain de retirer à la Cour la compétence de connaitre des requêtes individuelles et de celles des ONG de défense des droits de l’homme.
Sans entrer dans le fond des deux affaires, je souhaite pour ma part, à travers ces quelques lignes apporter une brève réflexion autour de deux questions relatives à l’efficacité des ordonnances en indication de mesures provisoires de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples : Quelle force juridique est attachée à une ordonnance de la CADHP en indication de mesures provisoires (I) ? Que risque un État qui ne se conforme pas à une ordonnance en indication de mesures provisoires adoptée par la CADHP à son encontre et en l’occurrence que risquent la République de Côte d’Ivoire et la République du Bénin (II) ?
I. La portée obligatoire des ordonnances de mesures provisoires de la CADHP
Dans le Dictionnaire de droit international public de Jean-Salmon, la force obligatoire est définie comme « le caractère […] d’un acte juridique, à l’égard des sujets qui sont tenus de s’y conformer ». Si les arrêts rendus par la Cour africaine des droits de l’homme sont indubitablement obligatoires ainsi que le prévoit l’article 30 du protocole de Ouagadougou portant création de la Cour (ci-après « protocole de Ouagadougou »), il n’en est pas de même des ordonnances en indication de mesures provisoires. En effet, ni le Protocole de Ouagadougou ni le règlement intérieur de la Cour (ci-après « le règlement intérieur ») ne donnent, à l’état brut, une réponse certaine à la question de la portée juridique des ordonnances en indication de mesures provisoires. L’alinéa 2 de l’article 27 du Protocole qui institue le mécanisme des ordonnances en indication de mesures provisoires est formulé ainsi qu’il suit : « Dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes. » De toute évidence, cette disposition fournit des indices sur le caractère obligatoire des ordonnances (sur lesquels nous reviendrons) sans pour autant l’affirmer clairement. L’article 51 du règlement intérieur, venu préciser et compléter le régime des ordonnances en indication de mesures provisoires, n’apporte pas davantage de clarté sur leur caractère obligatoire. Ce qui induit surtout le doute sur le caractère obligatoire des ordonnances c’est lorsqu’on fait une lecture croisée des dispositions de l’article 27 al2 et 51 avec celles de l’article 30 du même Protocole : « Les États parties au présent Protocole s’engagent à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans tout litige où ils sont en cause et à en assurer l’exécution dans le délai fixé par la Cour. » Il faut faire remarquer utilement que les termes « décisions rendues par la Cour » semblent désigner exclusivement les « arrêts de la Cour » puisque l’article 30 est intitulé « Exécution des arrêts de la Cour ». Néanmoins, l’intitulé « Décision de la Cour » de l’article 27 du Protocole qui prévoit les ordonnances de mesures provisoires, peuvent laisser croire que les ordonnances sont également des « décisions » au sens de l’article 30. On s’accordera que tout cela est très fumeux !
Depuis sa création, la Cour a eu à prononcer 35 ordonnances de mesures provisoires mais l’ensemble de cette jurisprudence ne nous renseigne guère sur la portée des ordonnances, soit parce que la réponse paraît évidente à la Cour soit parce que le problème ne s’est jamais posé. Au regard de ce flou, on doit finalement prendre le parti d’affirmer l’incertitude de la portée obligatoire des ordonnances en indication de mesures provisoires de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. L’affirmer, ce n’est pas faire le jeu ou légitimer l’attitude de certains États qui viendraient à ne pas respecter les mesures provisoires. Au contraire, c’est se donner l’opportunité de fournir une réponse juridique solide par avance, mais également inciter la CADHP à se prononcer sur le sujet et ôter ainsi aux États un prétexte d’inexécution des mesures provisoires.
On peut ensuite lever l’incertitude, en procédant tout simplement à une interprétation des dispositions pertinentes de la CADHP régissant les mesures provisoires comme l’avait méthodiquement fait – mutatis mutandis – la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire Lagrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique, arrêt du 27 juin 2001). Dans cette affaire où l’Allemagne exerçait sa protection diplomatique à l’égard de ses deux ressortissants condamnés à la peine capitale en Arizona, les États-Unis d’Amérique avaient passé outre les mesures conservatoires de la Cour. Ces mesures prescrivaient aux Etats-Unis de ne pas exécuter Karl Lagrand avant que la Cour eut pu décider au fond (ordonnance de la CIJ du 03 mars 1999). La CIJ avait alors été confrontée pour la première fois d’ailleurs, à la question du caractère obligatoire des ordonnances en indication de mesures conservatoires (sommes toutes quasi identiques aux mesures « provisoires » de la CADHP) qu’elle avait rendues en vertu de l’article 41 de son statut.
Une telle interprétation doit se faire à la lumière du principe de base posé à l’article 31 al 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 aux termes duquel « un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». À partir de cette règle principielle, l’interprétation des dispositions des textes de la CADHP peut se faire à travers trois méthodes. Commençons par l’interprétation littéraire dite aussi textuelle, pour ainsi dire, une interprétation fondée le sens ordinaire attribué aux termes problématiques dans les textes de la CADHP au sujet des ordonnances de mesures provisoires. L’article 27 al2 dispose en effet que « la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes ». L’utilisation du verbe « ordonner » indique ici, d’après le Littré, l’idée d’un « ordre », d’une « prescription », d’une « injonction ». Autrement dit, quand la Cour ordonne des mesures provisoires, elle donne l’ordre, elle enjoint un État de les mettre en œuvre. On peut d’ores et déjà en déduire que les ordonnances en indication de mesures provisoires sont revêtues du caractère obligatoire.
L’interprétation téléologique de ces textes vient ensuite renforcer cette conclusion en ce qu’elle permet de faire valoir la finalité d’une ordonnance de mesures provisoires qui ne peut être atteinte que si elle est obligatoire. Le mécanisme des mesures provisoires vise de façon générale et particulièrement en matière de droits à éviter des préjudices irréparables aux droits du demandeur en attendant une décision au fond. Autrement, elle évite que la décision à venir de la juridiction ne soit par avance privée de toute efficacité par le comportement de l’une des parties au cours de la procédure. Il en infère que l’ordonnance de mesure provisoire ne peut qu’être obligatoire sinon elle est vidée de sa raison d’être. Prétendre le contraire reviendrait à priver le mécanisme des mesures provisoires de toute efficacité. On peut au surplus utiliser la méthode d’interprétation exégétique pour rechercher s’il était dans l’intention des auteurs du protocole de Ouagadougou et du Règlement intérieur de la Cour d’accorder caractère obligatoire aux ordonnances de mesures provisoires. Sans besoin de fouiller les travaux préparatoires de ces textes – ce qu’exige en principe la méthode exégétique – on peut comprendre que le respect des mesures provisoires de la CADHP par les États parties au Protocole de Ouagadougou est intimement lié à leur engagement juridictionnel d’accepter et de faciliter l’exercice par la Cour de ses fonctions. Or, le refus d’un État d’exécuter une mesure provisoire prive au juge de la possibilité d’exercer utilement ses fonctions de statuer sur le fond de l’affaire. Un tel refus constituerait par ricochet une violation par l’État de ses obligations tirées de cet engagement juridictionnel. C’est pourquoi la CIJ avait reconnu dans l’affaire Lagrand (Arrêt du 27 juin 2001, §102) que le caractère obligatoire des mesures conservatoires – assimilables dans un dans certain sens aux mesures conservatoires de la CADHP – est nécessaire pour « éviter que la Cour soit empêchée d’exercer ses fonctions du fait de l’atteinte portée aux droits respectifs des parties à un différend soumis à la Cour ».
Tout concourt à attester le caractère obligatoire des ordonnances de mesures provisoires prononcées par la CADHP. Si le doute persistait, on peut se convaincre de cette conclusion au regard des solutions retenues devant d’autres juridictions internationales ou régionales. Comme cela a déjà été souligné, les ordonnances de mesures conservatoires ont été reconnues obligatoires devant la CIJ dans l’affaire Lagrand. Devant la Cour inter-américaine des droits de l’homme, les dispositions de l’article 62(2) de la Convention Interaméricaine des droits de l’homme prévoyant les ordonnances de mesures provisoires sont quasiment identiques à celles de l’article 27 al2 du Protocole de Ouagadougou : « Dans les cas d’extrême gravité requérant la plus grande célérité dans l’action, et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour pourra, à l’occasion d’une espèce dont elle est saisie, ordonner les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes. […] ». Mais on observera que le caractère obligatoire des ordonnances de mesures conservatoires s’est imposé comme une évidence sans que la Cour inter-américaine ait eu besoin d’intervenir. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en revanche a eu à se prononcer sur la force juridique des ordonnances en indication de mesures provisoires qu’elle rend en vertu de l’article 39 de son règlement intérieur. Bien que non prévues par la convention elle-même mais seulement par le règlement intérieur, les mesures conservatoires ont été reconnues obligatoires par la CEDH dans son arrêt en Grande Chambre du 04 février 2005, affaire Mamatkoulov et Askarov c. Turquie.
Le caractère obligatoire des mesures provisoires établi, il reste à voir ce à quoi s’expose un État qui ne les respecte pas.
II. Les conséquences juridiques de l’inexécution des ordonnances de mesures provisoires
Comme déjà indiqué, les deux ordonnances ont été rejetées par les deux États ivoiriens et béninois. Ainsi, en réaction à l’ordonnance de mesures provisoires du 17 avril enjoignant au Bénin de surseoir à l’organisation de ses élections locales dans l’attente d’une décision de la CADHP, le porte-parole du gouvernement béninois s’est même permis de faire un pied de nez à la CADHP en affirmant que l’application de cette décision “relèverait du miracle”. Avant d’ajouter : « La sauvegarde des droits d’un ressortissant béninois ne peut l’emporter sur le fonctionnement normal de nos institutions. Donc nous irons bien au vote le 17 mai ». Il est clair que le Bénin ne compte pas tenir compte de cette décision de la Cour. Quant au gouvernement ivoirien, il a dans un premier temps déclaré à la suite de l’ordonnance de la CADHP lui intimant de suspendre les mandats d’arrêts et de dépôt contre les requérants, que « les procédures engagées par la Justice ivoirienne restent en cours ». Pire, le 28 avril les juridictions ivoiriennes ont jugé et condamné par contumace monsieur Guillaume SORO à des peines de 20 ans de prison ferme, de déchéance de droits civiques et au versement d’une amendes de 4,5 milliards de FCFA (soit 6,8 millions d’euros). Les dix-neuf autres requérants restent à ce jour en prison. On n’était pourtant pas au bout de nos surprises ; par un communiqué du 29 avril dernier, le gouvernement ivoirien a annoncé le retrait de l’acceptation de la compétence obligatoire de la Cour au titre de l’article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou. Ce jugement et ce communiqué interviennent en totale méconnaissance des mesures provisoires ordonnées à la Côte d’Ivoire par la Cour.
Il est intéressant de s’arrêter un instant sur un argument commun invoqué par la Côte d’Ivoire et le Bénin, à savoir la violation de leur souveraineté respective par la Cour. C’est un argument juridique ubuesque qui ne peut en aucun cas prospérer. Faut-il rappeler que depuis 1923, la Cour permanente de justice internationale (CPJI) a affirmé dans l’affaire du Vapeur Wimbledon qu’un État ne saurait se prévaloir de sa souveraineté pour s’exonérer de ses obligations internationales. La Côte d’Ivoire et le Bénin ne peuvent ignorer ce principe de base de droit international qu’une convention internationale « apporte une restriction à l’exercice des droits souverains de l’État, en ce sens qu’elle imprime à cet exercice une direction déterminée » (CPJI, Arrêt du 17 Aout 1923 dans l’affaire du Vapeur Wimbledon). En acceptant la juridiction de la CADHP à travers la ratification du protocole de Ouagadougou et l’acception de la compétence de la Cour au titre de l’article 5 al3 lu avec l’article 34 al6, ces deux pays ont nécessairement accepté des limitations à l’exercice de certains de leurs droits souverains ; ils ont ainsi donné pouvoir à la CADHP de rendre à leur égard des décisions obligatoires en cas de violation de droits de l’homme qu’ils se sont engagés à respecter. Du reste, comme le précise la CPJI dans son arrêt Vapeur Wimbledon, « la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de l’État ». Feindre donc une violation de la souveraineté pour ne pas se conformer aux mesures provisoires ordonnées par la Cour est une pétition de principe.
De même, il est étonnant d’observer comme une gémellité entre le refus des deux États d’exécuter les mesures provisoires ordonnées par la Cour et leur décision de retrait de la compétence de la Cour. Tout se passe comme si les États béninois et ivoirien, en retirant leur déclaration d’acception de compétence de la Cour, bénéficiait ipso facto d’une exemption de respecter les mesures déjà prononcées. À cet effet, il faut faire valoir que la décision de retrait de la compétence de la Cour n’a pas d’effet rétroactif pas plus qu’elle n’aura d’effet sur les affaires pendantes et à venir devant la Cour jusqu’à son effectivité, c’est-à-dire, un an après. À l’occasion de sa décision sur le retrait du Rwanda, la CADHP avait en effet imposé un délai de préavis d’une année avant la prise d’effets des décisions de retrait de la compétence au titre de l’article 36 al4 (arrêt du 3 juin 2016, affaire Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda, §66).
En état de cause, il est assez tôt pour constater juridiquement l’inexécution par les deux gouvernements des ordonnances prises par la Cour dans la mesure où la cette dernière a accordé un délai d’exécution de 30 jours aux deux pays. C’est seulement à l’issue de ce délai que l’on pourra aviser, même s’il faut reconnaître que concernant la Côte d’Ivoire le jugement de Monsieur Guillaume SORO a acté l’inexécution. Mais déjà on peut réfléchir sur les conséquences juridiques de la très probable inexécution des ordonnances par les deux États. Le Protocole de Ouagadougou donne deux types de réponses à cette question en son article 51. Il octroie à la Cour d’une part le pouvoir de demander des comptes aux États à l’issue du délai d’exécution fixé par l’ordonnance. À l’issue des 30 jours, les deux États devront alors lui « fournir des informations sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires ». L’alinéa 4 prévoit d’autre part ceci : « Dans le rapport qu’elle soumet annuellement à la Conférence [des chefs d’État et de gouvernement de l’Union Africaine] en vertu de l’article 31 du Protocole, la Cour fait état des mesures provisoires qu’elle a ordonnées durant la période de référence. En cas de non-respect de ces mesures par l’État intéressé, la Cour fait toutes les recommandations qu’elle estime appropriées. » Il faut savoir également qu’outre les parties, la Commission, la Conférence, le Conseil Exécutif, et la Commission de l’Union africaine sont informés de toutes mesures provisoires prises par la Cour.
Les pouvoirs de la CADHP se limitent à ces deux éléments ; le caractère obligatoire des mesures provisoires ne lui confère pas outre compétence. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que la notion de force obligatoire se distingue de celle de force exécutoire, notion de droit interne, qui s’entend aux termes du dictionnaire de droit international précité, du « caractère d’un acte ou d’une décision juridictionnelle qui est susceptibles d’une exécution forcée par l’autorité publique ». Le dictionnaire ajoute ceci : « En principe le droit international ne connait pas de situation analogue, faute d’autorité publique supérieure aux États. Ainsi, la force exécutoire ne peut être conférée que par les organes internes des États concernés » Il n’y a donc pas en droit international, en tous cas dans le droit de la CADHP, une autorité supranationale qui puisse « forcer » un État à exécuter une décision, fusse-t-elle obligatoire.
Toutefois sur le plan politique, la non-exécution par la Côte d’Ivoire et le Bénin peuvent avoir des conséquences importantes. Déjà, on peut imaginer théoriquement l’adoption par les instances de l’Union Africaine de sanctions politiques contre ces deux États. Mais ce serait véritablement inédit ! Ce qui est certain par contre, c’est que si le Bénin et la Côte d’Ivoire ne se conformaient pas aux mesures provisoires de la Cour (c’est le cas en partie), ils se discréditeraient gravement sur la scène internationale. Ils perdraient beaucoup en image. On a déjà vu d’ailleurs que des ONG de défense des droits de l’homme ont dénoncé les comportement de ces deux pays évoquant notamment au sujet du Bénin un « recul dangereux pour la protection des droits humains ».
Avec la décision de retrait de la compétence, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples se trouve véritablement fragilisée, déjà que sur la trentaine d’États de l’UA qui avait ratifié le Protocole de Ouagadougou, seule une dizaine avait accepté la compétence de la Cour pour connaitre des requêtes individuelles. En seulement quatorze années d’existence, la Cour a perdu près de la moitié des États ayant accepté les requêtes individuelles : le Rwanda en 2016, la Tanzanie qui héberge le siège de la Cour en 2019, auxquels il faut désormais ajouter le Bénin et la Côte d’Ivoire.
Une analyse de Boblewendé Gildas OUEDRAOGO, Doctorant en droit public
Revue Juridique du Faso
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