Interview avec le Dr SAMSON DABIRE au sujet de l’état d’urgence annoncé par le gouvernement de Albert OUEDRAOGO

La rédaction : Merci de nous accorder un peu de votre temps pour répondre à nos questions. Récemment, le gouvernement du Burkina Faso, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, a annoncé l’instauration d’un état d’urgence sur l’étendu du territoire national. Nous souhaitons à travers cette interview, donner l’occasion aux citoyens de connaitre et comprendre les implications juridiques de l’état d’urgence.

La redaction: le gouvernement dans un point de presse tenu le 11 avril 2022 a annoncé que le pays sera bientôt sous état d’urgence. Quelle est votre appréciation et déjà c’est quoi l’état d’urgence ? En quoi il est différent de l’état de siège ?

Docteur DABIRE :L’état d’urgence est un état d’exception qui est décrété lorsque la nation fait face à un péril imminent du fait d’atteintes graves à l’ordre public ou du fait de catastrophes naturelles. Son recours mobilise ce qu’on appelle un droit d’exception, différent du droit commun, et il confère à l’autorité administrative des pouvoirs d’exception exorbitants du droit commun. Celle-ci peut, en vertu de ces pouvoirs, prendre des mesures exceptionnelles de crise (qu’elle n’aurait pas pu prendre en temps ordinaire), qui sont susceptibles de restreindre les droits et libertés des citoyens. D’un point de vue formel et à teneur de la loi 023-2019 (sur l’état de siège et d’urgence), c’est le Président qui décrète l’état d’urgence après délibération en conseil des ministres.

L’état d’urgence est différent de l’état de siège à un double point de vue : d’abord dans les circonstances qui justifient son décret et ensuite dans l’autorité qui jouit des pouvoirs de crise.

Alors que l’état d’urgence est décrété en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou de calamités publiques graves, l’état de siège ne peut être décrété qu’en cas de péril résultant, cette fois, d’une sédition armée, d’une insurrection armée ou d’une invasion étrangère. La cause du péril qui justifie le recours à l’état de siège est de nature armée ou guerrière (voir art. 4 et 10 de la Loi 023-2019). En outre, alors que pendant l’état d’urgence, c’est l’autorité administrative (ministre de la Sécurité, ministre de l’administrative territoriale et sur délégation, chefs des circonscriptions administratives) qui est le souverain de l’état d’exception, c’est-à-dire qui est investie des pouvoir de crise ; pendant l’état de siège, c’est plutôt l’autorité militaire qui est ointe des pouvoirs de crise (voir art. 5 et 13 de la Loi 023-2019). Par ailleurs, les mesures d’état d’urgence peuvent être contestées devant le juge administratif, alors que pendant l’état de siège, les juridictions militaires voient leur compétence matérielle et personnelle élargie (voir art. 8 et 14 de la Loi 023-2019). Cependant, l’état de siège a en commun avec l’état d’urgence d’être décrété par le Président après délibération en conseil des ministres et d’autoriser l’adoption pratiquement des mêmes mesures d’exception restrictives de droits et de libertés (voir art. 9 et 13 de la Loi 023-2019). Toutefois, l’état d’urgence et l’état de siège ne peuvent simultanément être décrétés sur la même portion du territoire national.

S’agissant du projet du gouvernement de décréter l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire, celui-ci a la discrétion de le faire, d’autant qu’il ne fait l’ombre d’un doute que la crise sécuritaire est assez grave et que l’État encourt un péril. La condition juridique matérielle du recours à l’état d’urgence est, de mon point de vue, remplie. Tout autre est la question de l’opportunité politique de le faire et surtout de le faire pour l’ensemble du territoire. Avant le coup d’état, certaines provinces des régions de l’Est et du Nord étaient déjà sous état d’urgence et ce, depuis des années. A-t-on évalué la plus-value de cet état d’urgence dans la résorption de la crise terroriste dans ces régions ? L’état d’urgence per se n’est pas la panacée. Il donne à l’autorité les coudées franches pour adopter un certain nombre de mesures de crise qu’elle n’aurait pas pu prendre en temps ordinaire et en opérant dans le droit ordinaire. Le décret de l’état d’urgence n’est donc pas un remède miracle, encore faut-il que l’autorité aient des mesures efficaces de résorption de la crise à implémenter dans le régime d’état d’urgence. Aussi la proclamation de l’état d’urgence sur tout le territoire pourrait-elle poser quelques inquiétudes sous l’angle de la proportionnalité, puisque l’état d’urgence doit, en principe, être circonscrit dans le temps et dans l’espace. Si certaines mesures de sécurité dans les zones globalement épargnées devraient entrainer quelque restriction à des droits et liberté, le droit ordinaire permet une telle restriction à condition que celle-ci soit proportionnelle, nécessaire et vise un but légitime.

La rédaction: dans son adresse à la nation en date du 01 avril 2022, le chef de l’Etat a souligné la nécessité que les citoyens acceptent au regard du contexte national de céder une parcelle de leurs libertés. Maintenant le gouvernement annonce pour bientôt l’état d’urgence. Faut-il croire que la restauration de l’intégrité du territoire se fera au détriment des droits et libertés fondamentaux comme il en est dans les régimes d’exception ?

Docteur DABIRE :Le gouvernement ne l’aurait même pas annoncé que l’on sait que la lutte contre le terrorisme ne peut pas aller sans restriction à certains de nos droits et libertés. Et d’un point de vue juridique, la restriction des libertés est autorisée par le droit ordinaire et les mesures d’état d’urgence telles prévues par la loi (perquisitions, réquisitions, assignation à résidence, interdiction de circulation, contrôle des médias et interdictions de publications, dissolution d’associations, interdiction de prêches, etc.) sont clairement restrictives de libertés. Encore faut-il que ces restrictions se fassent en bonne et due forme. La simple restriction d’une liberté doit être prévue par la loi, elle doit avoir un but légitime, être proportionnelle et nécessaire. Lorsque la restriction consiste en une suspension pure et simple de la liberté (donc en une dérogation au sens du droit international des droits de l’homme), il faut au préalable que l’état d’exception soit décrété, que la mesure suspensive de liberté soit proportionnelle, nécessaire, qu’elle ne soit pas discriminatoire, qu’elle ne porte pas sur certains droits indérogeables (interdiction de la torture et de l’esclave, liberté de pensée, de conscience et de religion, etc.), qu’elle ne contrevienne pas à d’autres obligations internationales du pays et qu’elle soit notifiée aux autres États (par le truchement du Secrétariat général de l’ONU pour les États parties au Pacte sur les droits civils et politiques ; ce qui est le cas du Burkina). S’il y a donc nécessité de restreindre des libertés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le droit de la restriction des libertés doit être respecté. C’est aussi cela la construction de l’État de droit : ne pas verser dans l’arbitraire et l’illégalité, même pour restaurer la sécurité. Cela peut être contreproductif. Il faut des restrictions dans la légalité et la proportionnalité.

La redaction :pensez-vous que le régime annoncé pourrait contribuer à l’efficacité de la guerre contre le terrorisme quand on sait que plusieurs localités étaient déjà dans ce régime sans que les résultats sur le terrain  ne soient aussi probants.

Docteur DABIRE :Je l’ai dit ci-dessus, le recours à l’état d’urgence n’est pas une panacée. L’état d’urgence ne donne que les coudées franches à l’autorité en renforçant ses pouvoirs et en lui permettant d’adopter de mesures de crise qu’elle n’aurait pu prendre en temps ordinaire. C’est donc à l’autorité d’avoir l’inspiration, d’adopter des mesures ingénieuses de résorption de la crise, et de savoir exercer ses pouvoirs d’exception que lui confèrera le régime d’état d’urgence, sinon l’état d’urgence en lui-même ne produira pas de miracle.

La rédaction: Quel est le moyen du salut selon vous. C’est la dernière de cet entretien.

Docteur DABIRE :J’aurais bien voulu avoir la solution miracle, mais hélas ! La crise sécuritaire actuelle est complexe et la solution doit l’être aussi. C’est une vérité de Lapalisse. Si j’ai une recommandation à faire, c’est que l’autorité politique devrait aborder le problème dans toute sa complexité, éviter la fixation sur une solution panacée et le populisme. Je formule le vœu que tous les burkinabè prenne la mesure de la crise et que dans un sursaut patriotique chacun mette du sien dans cette lutte. Le Burkina, c’est notre seule patrie, nous devons tous prendre l’engagement de n’estimer aucun effort pour la reconquête de l’intégrité territoriale.

Interview réalisée par ZOROME Noufou

Revue Juridique du Faso

                                                                                                            

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