L’idée de la création d’une juridiction internationale, compétente pour juger les individus qui se seraient rendus responsables de crimes internationaux pourrait remonter à 1474. En effet, c’est la date du tout premier compte rendu d’un véritable procès international. Toutefois, il faut attendre le lendemain de la seconde Guerre Mondiale pour voir un début de matérialisation de cette juridiction internationale à travers les tribunaux militaires de Nuremberg(aout 1945) et de Tokyo(1946) pour juger les personnes responsables d’un certain nombre de crimes pendant cette guerre. Au regard de la grande influence que ces deux tribunaux ont exercé dans l’évolution même du Droit international pénal , ils sont considérés comme ayant tracé la voie à la création, dans les années 1990 de deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc ,notamment le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie et celui du Rwanda .En rappel ces tribunaux ont été créés par les résolutions du Conseil de Sécurité N° 808 et 827 du 22 février 1993 et du 25 mai 1993 pour le TPIY et par résolution du Conseil de Sécurité N°955 du 08 novembre 1994 pour le TPIR.
Mais finalement, c’est en 1998 que le projet d’une Cour permanente de justice pénale internationale va aboutir après bien des étapes marquées d’échecs, mais aussi de succès. Ce projet fut adopté lors de la Conférence Internationale intergouvernementale de Rome tenue du 15 au 17 juillet 1998 grâce à l’approbation du statut de Rome par plusieurs Etats. Parmi ces Etats figurent en grand nombre des Etats africains qui se sont montrés très favorables audit Statut.
Le Statut de Rome, qui se veut être l’acte constitutif de la Cour Pénale Internationale (CPI) a déterminé son domaine de compétence et les mécanismes de sa saisine. Suivant son statut, la CPI n’est compétente que pour des crimes limitativement enumerés à l’article 5 . Il s’agit des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des crimes d’agression. En terme de compétence ratione temporis, le statut de la Cour a bien voulu préciser, comme pour respecter le principe de la non-rétroactivité en droit pénal, qu’elle n’est compétente que pour connaitre des crimes internationaux commis après l’entrée en vigueur du statut (article 11-1- du statut de la CPI) ; ou, pour le cas spécifique des Etats devenus plus tard parties au statut, après l’entrée en vigueur du statut à leur égard (article 11-2- du statut de Rome). Notons que cette juridiction qui a son siège à la Haye aux Pays-Bas est une personne morale internationale et indépendante de l’Organisation des Nations Unies, contrairement à ce qu’avaient été le TPIY et le TPIR.
Depuis sa création, la CPI a connu plusieurs affaires, les unes moins connues que les autres selon les régions concernées du monde. S’il y a une affaire qui puisse retenir l’attention en Afrique, c’est bien l’Affaire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Bien qu’elle ne soit pas encore close, elle retient notre attention depuis qu’elle a connu une grande évolution en janvier 2019 avec la décision de la Chambre de Première Instance acquittant MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.
Notons que cette emblématique affaire n’est devenue Affaire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé qu’à partir de la date du 11 mars 2015 après la décision de jonction de l’affaire Laurent Gbagbo et de l’Affaire Charles Blé Goudé. Dans le cadre des procédures judiciaires, il y a jonction de procédures dans deux cas spécifiques. Soit en cas de litispendance, soit en cas de connexité. Cette dernière a été le justificatif de la jonction des deux affaires précédemment citées. En effet, la connexité est suivant les codes de procédures pénales l’ « hypothèse légale de prorogation de compétence tenant à des liens étroits entre plusieurs infractions, soit qu’il y ait de l’une à l’autre unité de temps, de lieu ou de dessein… » . Observons ensemble que c’est le lien qui a existé entre ces deux affaires qui a conduit à leur jonction en 2015. En effet MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont tous accusés par le bureau du Procureur de la CPI de s’être rendus individuellement pénalement responsables de quatre chefs de crimes contre l’humanité. Pour le cas de M. Laurent Gbagbo, l’accusation retient les dispositions de l’article 25 ; 3(a, b et d) contre lui. Il lui est reproché d’avoir, conjointement avec les membres de son entourage et par l’¨intermédiaire¨ des forces dites pro-Gbagbo commis des actes constitutifs de crime contre l’humanité ; d’avoir à titre subsidiaire, en ordonnant, sollicitant, encourageant ou contribuant de toute autre manière à la commission de ces crimes de meurtre, viol, les autres actes inhumains et la persécution. En outre, l’accusation situe dans le temps et dans l’espace la commission de ces actes. Ainsi, ces actes auraient été commis entre le 16 et le 19 décembre 2010 pendant qu’une manifestation des pro-Ouattara se dirigeant vers la Radiotélévision Ivoirienne (RTI).Aussi, selon le bureau du procureur ces actes auraient été commis lors d’une manifestation de femmes à Abobo le 03 mars 2011.Par ailleurs,des actes de ce type auraient également été perpétrés le 17 mars 2011 par bombardement au mortier d’un secteur densément peuplé à Abobo, et le 12 avril 2011 ou vers cette date à Yopougon
Quant aux charges à l’encontre du sieur Charles Blé Goudé, l’accusation lui reproche, tout comme Laurent Gbagbo, quatre chefs de crimes contre l’humanité que sont le meurtre, le viol, les autres actes inhumains et la persécution. Le même processus d’établissement de la responsabilité pénale individuelle suivi pour Laurent Gbagbo est retenu contre M. Charles Blé Goudé. En application des dispositions de l’article 25 ; 3(a, b, c et d), il lui est reproché d’avoir été coauteur indirect ; d’avoir ordonné, sollicité ou encouragé la commission des crimes précédemment énumérés ; d’avoir apporté son aide, son concours ou toute autre forme d’assistance à la commission de ces crimes ; d’avoir contribué de toute autre manière à la commission de ces crimes. Pour finir, le bureau du procureur précise que ces faits ont été commis aux mêmes dates et lieux que ceux qui avaient été retenus pour situer la responsabilité de Laurent Gbagbo, c’est-à-dire qu’ils auraient été commis à Abidjan entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011 ou vers cette date. Au regard de ces similitudes de lieux, de dates et de crimes, l’on comprend donc la décision de jonction du 11 mars 2015 pour qu’à partir de cette date, la cour n’ait plus qu’à connaitre devant elle, que d’une seule affaire issue de la situation de crise post-électorale en République de Côte-d’Ivoire en 2010 et 2011 : Affaire le Procureur c. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.
Après la décision de jonction des affaires, l’Affaire Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, a connu son ouverture de procès le 28 janvier 2016. L’un des faits majeurs après l’ouverture de ce procès, est bien la décision d’acquittement du 15 janvier 2019. En effet, le 15 janvier 2019, la chambre de première instance I, à la majorité acquittait les deux hommes politiques ivoiriens de toutes les charges de crime contre l’humanité qui auraient été commis en République de Côte-d’Ivoire dont le bureau du Procureur de la CPI les accusait. Après cette décision, il était difficile de penser aussi facilement la fin de l’Affaire à partir du moment où la procureure, Mme Fatou Bensouda, a demandé et obtenu de la chambre d’appel de la CPI, l’imposition de conditions à la mise en liberté de MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Ainsi, bien que n’étant plus au quartier pénitentiaire de la CPI, les deux hommes résident depuis, selon les impositions de la chambre d’appel, dans un pays qui puisse accepter de les accueillir et de toujours les mettre à la disposition de la Cour pour les suites de procédure. Le combat judiciaire continue donc entre d’une part le bureau du Procureur et d’autre part M. Emmanuel Alit et Mme. Agathe Bahi Baroan, conseils de M. Laurent Gbagbo et MM. Geert-Jan Alexander Knopps et Claver N’dry, conseils de M. Charles Blé Goudé. Suite au dépôt par la chambre de Première instance I de l’exposé écrit des motifs d’acquittement le 15 juillet 2019, le bureau du procureur, composé de Mme Fatou Bensouda, procureur, de M. James Stewart et de Mme. Helen Brady dépose en date du 16 septembre 2019 devant la chambre d’appel, la version corrigée de l’acte d’appel de l’accusation. Le 07 octobre 2019, l’équipe de la défense de Laurent Gbagbo introduit une requête devant la chambre d’appel « afin que la chambre restitue à Laurent Gbagbo, acquitté de toutes les charges portées contre lui, l’intégralité de ses droits humains fondamentaux ». Il s’agit essentiellement de la liberté. Pour M. Emmanuel Alit, la liberté est le fondement de toutes les autres libertés et que sa privation à son client Laurent Gbagbo empêchait ce dernier de voyager comme il le souhaiterait, de tenir comme il veut des propos, bref, d’être lui-même. Cela porte atteinte à la « dignité humaine de son client ». Il demande en substance à la chambre d’appel la reconsidération de l’arrêt du 1er février 2019 ; arrêt restreignant la liberté des acquittés. Il explique que cet arrêt n’a aucune base juridique. « A partir du moment où la chambre d’appel estime que la possibilité d’imposer une liberté sous conditions découle de l’article 81(3) (c)(i) -du Règlement de la cour-, elle aurait dû, pour être en accord avec elle-même, vérifier que les conditions d’application de cet article (notamment l’existence de « circonstances exceptionnelles ») étaient réunies, ce qu’elle a refusé de faire » (Cf. ICC-02/11-01/15). En outre, le conseil de M. Laurent Gbagbo estime dans sa requête du 07 octobre que la décision du 1er février 2019 de la chambre d’appel est mal fondée parce que ne reposant sur aucune base factuelle. Entre autre, il reproche à la chambre de ne pas tenir compte du statut d’acquitté de son client alors que ce qui a toujours justifié les mises en liberté conditionnelle est généralement le risque d’évasion. (Cf. ICC-02/11-01/15). En conséquence, il demande à la chambre d’appel, d’ « ordonner la mise en liberté immédiate et sans condition de Laurent Gbagbo »
Par ailleurs, le 10 octobre 2019, l’équipe de la défense de Laurent Gbagbo, rebelote devant la Chambre d’appel. En effet, celle-ci composée de M. le juge Chile Eboe-Osuji, juge présidant, MM. Les juges Howard Morison et Piotr Hofmanski et Mmes. les juges Luz del Carmen Ibanez Carranza et Solomy Balungi Bossa a reçu la requête de la défense de M. Laurent Gbagbo « afin que le droit qu’a l’intéressé de recevoir en français le jugement d’acquittement, l’acte d’appel et le mémoire d’appel du Procureur avant de répondre au mémoire d’appel du Procureur soit respecté ». Le jeu du principe du contradictoire est ainsi relancé.
En attendant un dénouement entier de cette Affaire Le Procureur c. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, wait and see !
- Gildas Vitalien TARAMA , rédacteur en chef adjoint
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