Situation en Libye : la procureure de la Cour pénale internationale, Madame FATOU Bensouda s’est exprimée devant le Conseil de sécurité


Par vidéoconférence, eu égard au contexte de la maladie à virus Corona, la procureure de la Cour Pénale internationale s’est exprimée devant les Membres du Conseil de sécurité le 04 mai 2020 comme l’exige la résolution  1970 du 26 février 2011.En effet, l’article 7 de cette résolution invite le Procureur de la Cour pénale internationale à informer au Conseil de sécurité des Nations-Unies « dans les deux mois suivant la date d’adoption de la résolution ,puis tous les six mois, de la suite à donnée à celle-ci ». L’enquête ouverte par le bureau du Procureur de la CPI s’est faite en application de l’article 4 de ladite résolution.En effet, par cet article le Conseil saisissait le bureau du Procureur de la CPI de la situation qui prévaut en Libye depuis le 15 février 2011.

Lisez la déclaration de la procureure de la CPI traduite intégralement en français :

Monsieur le Président, Excellences,

Compte tenu des circonstances exceptionnelles dans lesquelles nous nous trouvons actuellement en raison de la pandémie de COVID-19, je suis heureux de comparaître devant ce Conseil par vidéoconférence pour présenter le dix-neuvième rapport de mon Bureau sur la situation en Libye, conformément à la résolution 1970.
Je félicite l’Estonie d’avoir assumé la présidence du Conseil pour le mois de mai et je remercie le Conseil d’avoir facilité la réunion d’information à distance d’aujourd’hui.
Permettez-moi d’emblée de présenter également mes condoléances aux membres du Conseil et à tous les membres de la famille des Nations Unies pour la mort prématurée de leurs citoyens respectifs causée par cette pandémie mondiale, et d’exprimer notre solidarité dans la lutte contre la propagation du virus. Dans le même ordre d’idées, permettez-moi également de souligner que, malgré certaines limitations inévitables causées par la pandémie de COVID-19, l’équipe libyenne de mon Bureau poursuit ses travaux judiciaires et ses enquêtes, réussissant à rester active et productive en ces temps exceptionnels. La situation en Libye demeure une priorité pour mon Bureau et je saisis cette occasion pour annoncer que mon équipe travaille sur des demandes de nouveaux mandats d’arrêt.
Monsieur le Président, Excellences,
Ce Conseil sait très bien que, depuis mon dernier rapport, les graves violences liées au conflit armé en Libye, en particulier à Tripoli et dans ses environs, n’ont malheureusement pas diminué. Cela fait maintenant plus d’un an que l’offensive sur Tripoli par la milice basée à l’Est connue sous le nom d’Armée nationale libyenne, dirigée par le général Khalifa Haftar, a commencé. Mon Bureau continue de suivre attentivement les événements en cours. Le Haut-commissariat est particulièrement préoccupé par le nombre élevé de victimes civiles, qui seraient en grande partie imputables aux frappes aériennes et aux bombardements.

Mon équipe continue de recueillir et d’analyser des informations sur les incidents survenus au cours de la récente période de conflit armé qui peuvent constituer des crimes au regard du Statut de Rome.
Je réaffirme que le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile ou contre des civils qui ne participent pas directement aux hostilités est un crime de guerre au sens du Statut de Rome. De même, le Statut de Rome interdit de diriger intentionnellement des attaques contre des hôpitaux et d’autres bâtiments protégés par le droit international, tels que ceux consacrés à la religion ou à l’éducation, lorsqu’ils ne sont pas des objectifs militaires. Même lorsque des objectifs militaires sont impliqués, le principe de proportionnalité s’applique.
Monsieur le Président, Excellences,
J’ai déjà signalé à votre attention la question de la détention arbitraire et des mauvais traitements graves à l’encontre des migrants et des réfugiés qui tentent de transiter par la Libye.
Il s’agit d’un problème grave et persistant, et mon Bureau continue de consacrer des ressources à l’enquête sur cette question. En particulier, des progrès importants ont été accomplis grâce à l’adoption d’une stratégie de coopération par mon Bureau, qui se concentre sur l’échange de preuves et d’informations avec les États et organisations concernés. Cette activité est menée dans le but de saisir les synergies et de soutenir les enquêtes et poursuites dans les juridictions nationales. Je suis heureux d’annoncer que ces efforts produisent des résultats utiles.
Il convient de souligner que la question de la détention arbitraire et des mauvais traitements graves infligés aux détenus affecte non seulement les migrants et les réfugiés, mais également des milliers d’autres personnes détenues dans les prisons et centres de détention de Libye.
Les derniers chiffres indiquent que la détention de personnes sans procédure régulière est répandue. De nombreuses personnes sont détenues sans fondement légal ou privées de leurs droits procéduraux fondamentaux.
Les personnes détenues sans la protection appropriée de la loi courent un plus grand risque de formes graves de mauvais traitements, notamment de meurtre, de torture, de viol et d’autres formes de violence sexuelle.
Les informations obtenues par mon Bureau indiquent que de tels crimes ne sont que trop courants. D’anciens détenus dénoncent des méthodes de torture brutales. Les victimes de viol et d’autres formes de violence sexuelle liées à la détention comprennent des hommes, des femmes et des enfants. Les détenus sont décédés des suites de blessures causées par la torture et de l’absence de soins médicaux appropriés et en temps voulu.
Mon Bureau a connaissance d’allégations de violations graves dans de nombreuses prisons et centres de détention de Libye. Il convient de noter en particulier les prisons d’Al-Kuweifiya et de Gernada situées dans l’est de la Libye. Ces allégations s’étendent également à la prison de Mitiga à Tripoli, qui est contrôlée par un groupe armé connu sous le nom de Force spéciale de dissuasion. Ce groupe est officiellement placé sous l’autorité du ministère de l’Intérieur du gouvernement d’accord national.
Des réformes sérieuses et urgentes dans de nombreuses prisons et centres de détention libyens semblent nécessaires pour prévenir de futurs délits. La responsabilité des violations présumées du passé est tout aussi importante. La responsabilité principale d’enquêter et de poursuivre ces crimes présumés incombe à la Libye. Mon Bureau continue de suivre de près ces allégations.
Monsieur le Président, Excellences,
Les rapports reçus par mon Bureau indiquent également un nombre croissant de cas de disparition forcée, commis en toute impunité.
Le crime contre l’humanité de disparition forcée implique le refus de fournir des informations sur le sort ou le lieu où se trouvent les personnes arrêtées et détenues par un État ou une organisation politique, ou avec son autorisation, son soutien ou son acquiescement.
Le crime de disparition forcée inflige de graves souffrances à la famille de la personne disparue. Elle peut également semer la terreur dans une société. Lorsqu’elle est dirigée contre des membres éminents de la communauté, tels que des militants politiques, des défenseurs des droits humains et des journalistes, elle envoie un message fort que les voix dissidentes ne seront pas tolérées.
Pour ces raisons et d’autres, le crime de disparition forcée a de graves conséquences tant pour les individus que pour les communautés.
Le cas de Mme Siham Sergewa, membre de la Chambre des représentants libyenne, est emblématique de cette tendance inquiétante. Mme Sergewa est portée disparue depuis le 17 juillet 2019 lorsque des hommes armés l’auraient kidnappée de son domicile à Benghazi. Son sort et son sort restent inconnus.
Des informations récentes obtenues par mon Bureau pourraient indiquer les responsables de la disparition de Mme Sergewa. Les enquêtes visant à vérifier ces informations se poursuivent.
Monsieur le Président, Excellences,
Le discours de haine en Libye semble également augmenter. Un langage désobligeant et déshumanisant visant certains individus ou groupes de personnes est désormais omniprésent dans les médias traditionnels et sociaux.
C’est inquiétant. Ce type de langage génère à la fois de la haine et de la peur dans la communauté, et approfondit les divisions au sein de la société. Il sème les germes de crimes contre des groupes et des individus ciblés, et promeut des conditions dans lesquelles des crimes d’atrocités massives peuvent se produire.
En vertu du Statut de Rome, une personne qui incite à la commission de crimes par d’autres est également responsable de ces crimes. Cette instigation peut comprendre la production de déclarations publiques incitant à des attaques contre des groupes ethniques ou sociaux spécifiques.
Les dirigeants et les membres éminents de la communauté ont la responsabilité particulière de montrer l’exemple et de s’abstenir de tout discours de haine. Quiconque incite à la peur, à la haine et à la division dans la communauté cause du tort non seulement aux personnes visées, mais également à la société dans son ensemble.
Monsieur le Président, Excellences,
J’en viens maintenant au cas de M. Saif Al-Islam Kadhafi. Le deuxième cycle de contentieux relatif à la recevabilité de l’affaire de M. Kadhafi est désormais clos. Le 9 mars 2020, la Chambre d’appel a décidé à l’unanimité que l’affaire de M. Kadhafi était recevable devant la Cour pénale internationale.
En conséquence, le mandat d’arrêt contre M. Kadhafi reste exécutoire. La Libye est toujours tenue d’arrêter et de remettre M. Kadhafi à la Cour.
Dans son jugement, la Chambre d’appel a conclu que la Cour pénale internationale ne pouvait juger une personne qui avait déjà été jugée dans une juridiction nationale pour le même comportement que si la procédure devant l’autre juridiction était définitive.
La procédure interne en Libye contre M. Kadhafi n’est pas définitive. Étant donné qu’il a été condamné par contumace, si M. Kadhafi se rend ou est arrêté, la loi libyenne prévoit qu’il doit être rejugé. En cas de condamnation à mort pour la deuxième fois, la révision par la Cour de cassation libyenne serait obligatoire. En outre, la loi d’amnistie libyenne, la loi n ° 6 de 2015, ne s’applique pas à son cas.
Au cours de la procédure de recevabilité, M. Kadhafi a déclaré qu’il avait été remis en liberté le 12 avril 2016 ou vers cette date. Il n’a fait aucun effort pour se rendre. M. Kadhafi est un fugitif volontaire, échappant activement à la justice en Libye et devant la Cour pénale internationale.
Aucun des deux cas ne peut progresser, et les victimes des crimes présumés de M. Kadhafi ne peuvent pas être traduites en justice, alors qu’il reste en liberté.
L’arrêt de la Chambre d’appel fournit des indications précieuses sur certains points importants du droit pénal international. Notamment, la juge Ibáñez Carranza, dans son opinion individuelle et concordante, a conclu que les amnisties ou mesures similaires qui empêchent les enquêtes, les poursuites et la répression de crimes internationaux fondamentaux qui constituent de graves violations des droits de l’homme et de graves violations du droit international humanitaire sont incompatibles avec le droit international humanitaire. loi.
En conséquence, le juge Ibáñez Carranza a estimé que de telles mesures semblaient contraires à l’objet et au but du Statut de Rome, bien que cette question doive finalement être tranchée au cas par cas.
Il s’agit d’une évolution juridique importante en ce qui concerne l’obligation des États d’enquêter, de poursuivre et, le cas échéant, de punir les auteurs d’atrocités de masse.
Alors que mon Bureau continue de s’acquitter de ses obligations en vertu du Statut de Rome en faisant avancer ses enquêtes malgré les ressources limitées et un environnement opérationnel difficile, le cours de la justice ne peut pas progresser davantage sans l’arrestation et la remise des suspects de la CPI. C’est une responsabilité qui ne repose ni sur mon Bureau ni sur la Cour, mais sur d’autres acteurs du système du Statut de Rome, à savoir les États.
Comme je l’ai déclaré à maintes reprises devant cet organe auguste, le Conseil et ses membres ont également la responsabilité particulière de soutenir et d’encourager la coopération avec la Cour conformément à la résolution qui a renvoyé cette situation à mon Bureau en 2011.
Vos Excellences,
Je m’en voudrais de ne pas reconnaître en même temps l’excellente coopération que mon Bureau continue de recevoir à l’appui de nos enquêtes de la part de nombreux États et parties prenantes, et en particulier du gouvernement d’accord national et du parquet général libyen.
Néanmoins, sur la question de coopération la plus cruciale – l’arrestation et la remise des fugitifs de la CPI – les appels du peuple libyen à la justice restent sans réponse. J’espère sincèrement que cet état d’impunité ne restera pas le statu quo et que les victimes des crimes du Statut de Rome commis en Libye auront justice.
La justice pour ces crimes, y compris ceux que j’ai développés aujourd’hui, est cruciale pour l’état de droit et la stabilité en Libye. Le cas échéant, la responsabilité de ces crimes doit s’étendre aux personnes en position d’autorité.
Je saisis cette occasion pour souligner une fois de plus que les commandants militaires peuvent être tenus responsables des crimes commis par des forces placées sous leur commandement et leur contrôle effectifs. Les commandants militaires ont la responsabilité à la fois d’empêcher ou de réprimer la commission de crimes par leurs forces, et de soumettre ces crimes aux fins d’enquête et de poursuites.
En conclusion, la justice pénale internationale est une force nécessaire de responsabilisation et de dissuasion – ce sont des piliers sur lesquels la stabilité, le progrès et la prospérité peuvent être construits et prospérer. J’appelle ce Conseil, les États parties à la Cour et la communauté internationale dans son ensemble, à défendre fermement la CPI et son mandat crucial pour mettre fin à l’impunité pour les crimes les plus graves du monde.
Je vous remercie, Monsieur le Président, Excellences, de votre attention.

La Procureure de la Cour pénale internationale.

La rédaction

Revue Juridique du Faso

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